jeudi 16 octobre 2008

DIEUDONNÉ DE GOZON,1346-1353









Dieudonné de Gozon, issu d'une ancienne famille du Languedoc ' ou du Rouergue, était simple chevalier de la langue de Provence , lorsqu'une aventure périlleuse , dont il était sorti triomphant , lui ouvrit une route rapide aux honneurs et à la dignité suprême. A environ deux milles de Rhodes , au pied du mont Saint-Etienne , et en un lieu que la frayeur des paysans avait fait surnommer Mmipas , habitait un énorme reptile appelé serpent par la plupart des auteurs, mais que leurs descriptions même doivent porter à regarder plutôt comme un crocodile.


1 Le château de Gozon, d'où Dieudonné tirait son nom, existe encore dans cette province.


Du marais ou de la caverne humide qui lui servait de retraite, il s'élançait pour dévorer les moutons, les vaches, les chevaux, les pâtres même, et les écailles qui le couvraient étant à l'épreuve des pierres et de l'acier, plusieurs des chevaliers, qui essayèrent de l'attaquer, avaient succombé dans leur entreprise. La terreur répandue par ce monstre devint telle que le Grand-Maître crut devoir défendre aux frères Hospitaliers de recommencer une pareille tentative, sous peine de privation de l'habit. Un seul garda au fond du cœur la résolution d'enfreindre cet ordre; c'était Gozon. Plusieurs fois déjà, il s'était approché du reptile. Il l'examina avec plus de soin encore, et finit par se convaincre que ce monstre, invulnérable partout ailleurs, n'avait point d'écailles sous le ventre. Ayant alors obtenu la permission de se rendre en France, il arriva à Gozon, château situé en Languedoc, qu'habitait son frère aîné. Là, après avoir fait faire en carton une figure grossièrement peinte , mais qui représentait assez bien un crocodile, il eut la constance d'élever, durant plusieurs mois, deux jeunes dogues à attaquer et à mordre cette bête dont les mouvemens imprimaient la terreur. Il habitua de même son cheval à s'en approcher sans effroi. Gozon revint ensuite secrètement à Rhodes suivi de deux domestiques.


Le jour fixé pour l'exécution de son projet, il fit porter une armure complète à l'Église de Saint-Etienne près de la retraite du dragon , puis, accompagné de ses serviteurs et de ses chiens, il sortit à cheval comme pour une partie de chasse. Arrivé à l'Église, il se revêt de la cuirasse, prie avec ferveur, commande à ses domestiques de retourner en France annoncer sa mort à son frère s'il périt , mais leur ordonne de venir l'assister s'il est blessé ou vainqueur. S'élançant alors sur son destrier, la lance en arrêt, il se précipite vers le dragon et lui porte un coup furieux à l'épaule ; mais sa lance vole en éclats, et le cheval, effarouché de l'odeur et des cris de l'horrible bête, se cabre et recule. C'en était fait de l'intrépide chevalier, si les deux do- gues n'eussent occupé le monstre par leurs aboiemens et leurs morsures. L'un d'eux même saisit l'animal sous le ventre à l'endroit le plus sensible, et tandis que, vaincu par la douleur, le crocodile furieux se roulait en convulsions impuissantes, Gozon mit pied à terre, plongea son épée jusqu'à la garde dans la gorge du monstre, et s'appuya de tout son poids sur la poignée, afin d'élargir la plaie d'où coulaient des flots de sang. Epuisé, expirant, le dragon tomba sur le chevalier qui aurait été infailliblement étouffé si ses serviteurs n'étaient promptement accourus. Ils le trouvèrent sans aucune connaissance , mais l'ayant dégagé et lui ayant jeté de l'eau sur le visage, il reprit ses sens, se dépouilla de ses armes sanglantes et rentra à cheval dans la ville de Rhodes, où le peuple, déjà instruit de son héroïque entreprise, accourut à son passage , poussant des cris d'admiration et d'effroi. Nous avons dit comment le sévère , mais juste Hé- lion de Villeneuve, reçut le vainqueur du dragon. La gloire de cette action ne périt point. On peignit le combat de Gozon sur la toile, sur des tapisseries; on le sculpta même sur son tombeau. Si l'on en croit les historiens, la tête du dragon, attachée à l'une des portes de Rhodes, y existait encore à l'époque du voyage qu'y fit Thévenot. Enfin, dans ce siècle où l'amour du merveilleux se glissait dans les récits historiques, on assurait que Gozon avait extrait de la tête du monstre un caillou appelé Pierre du Grand -Maître , qui se conservait précieusement au château de Gozon et passait aux aînés de la famille comme un héritage de gloire. On ajoutait qu'elle était « de la grosseur d'une olive , reluisante de diverses couleurs , singulière contre tout venin , et ayant la propriété de faire bouillir l'eau dans laquelle on la plongeait. » Tant qu'elle demeura enfouie dans les archives du manoir de Gozon, nul ne mit en doute ses rares vertus. Mais quand, tombée entre les mains d'Henri IV, elle put les montrer au grand jour, sa puissance s'évanouit et l'on n'en parla plus. On rapporte qu'après la mort d'Hélion de Villeneuve, Gozon s'avança au milieu des chevaliers assemblés pour élire un Grand-Maître , et que , rappelant ses exploits encore récens , il déclara se nommer lui-même comme le plus digne. Cette confiance peu ordinaire fut couronnée d'un heureux succès. Il paraît cependant, d'après le bref de Clément VI du 28 juin 1346, que Dieudonné n'accepta qu'à regret la haute dignité qu'on lui conférait. Quoi qu'il en soit, son élection excita une allégresse générale dans l'ordre, et nul autre chevalier ne pouvait balancer une si glorieuse renommée. A peine reconnu Grand-Maître, Gozon rallia la flotte chrétienne, en fit rendre le commandement au Prieur de Lombardie Biandra, et cent dix- huit bâtimens turcs de diverses grandeurs, cinq mille Sarrasins, tombés au pouvoir des chevaliers, attestèrent la sagesse d'un pareil choix. En 1847, Dieudonné envoya les Hospitaliers à la défense de l'Arménie d'où ils chassèrent les Musulmans d'Egypte. Enfin, quand la ligue européenne se fut dissoute , et que le poids de la guerre fut retombé en entier sur l'ordre, Gozon rejeta la trève que les Turcs , favorisés par le pape , lui offraient, et il écrivit au souverain pontife que les statuts défendaient aux chevaliers tout traité public avec les Infidèles. En même temps, il stimulait par T. I. 10ses remontrances le zèle des Commandeurs qui tardaient à envoyer leurs responsions. Mais un relâchement progressif sans cesse si-. gnalé, jamais détruit, jetait de nouvelles racines dans l'ordre, et seul, en quelque sorte, le Grand- Maître observait la sévérité de la discipline. Il en donna un mémorable exemple en refusant, malgré les sollicitations du pape, de prendre parti pour un des deux compétiteurs chrétiens qui se disputaient le trône de Constantinople. Affaibli par les travaux plus encore que par les années, la fin de sa carrière fut entièrement consacrée aux soins de son gouvernement. Il ajouta de nouvelles fortifications à Rhodes, ceignit de remparts tout le côté qui regarde la mer, et c'est lui qui fonda le môle du port où depuis abordèrent les navires. Affligé de voir son autorité méconnue parles Commandeurs éloignés, qui ne rendaient aucun compte de leurs revenus, Dieudonné de Gozon supplia le pape de recevoir sa démission. Elle lui fut refusée d'abord, mais, pressé de nouveau, le Saint-Père envoyait à Rhodes la permission d'élire un autre Grand-Maître, quand Gozon mourut subitement, le 7 septembre ou plutôt au mois de décembre i353. Sur la foi de Naberat , Vertot a prétendu qu'on ne mit d'autre inscription sur le tombeau de Gozon que ces mots : EXTINCTOR DRACOMS. LE VAINQUEUR DU DRAGON. Mais on lisait sur le monument élevé à cet illustre Grand-Maître : LE CÉNIE VAINQUEUR DR LA FORCE. DIEUDONNE DE GOZON, SIMPLE CHEVALIER , TUA UN SERPENT MONSTRUEUX , D'UNE HORRIBLE GRANDEUR. NOMMÉ COMMANDANT PERPÉTUEL ORDINAIRE DES TROUPES , ET LIEUTENANT EXTRAORDINAIRE DU GRAND-MAITRE, D'ABORD CHEF DU CONSEIL D'ÉLECTION, IL FUT, PAR UN PEU COMMUN, DÉSIGNÉ GRAND-M CHEVALIERS, PAR LES ÉLECTEURS. EXEMPLE PEU COMMUN, DESIGNE GRAND-MAITRE DES CE MONUMENT A ÉTÉ POSÉ AUX FRAIS DES CHEVALIERS FRANÇAIS, PROVENÇAUX, L'AN 1366. Armes : de gueules à une bande d'argent chargée d'une cotice d'azur '.



1 M. le colonel Rottiers nous a transmis le dessin d'un fragment de pierre sépulcrale, trouvé à côté de l'église de Saint-Etienne, parmi les ruines. Cette pierre, qu'il est tout-à-fait sans intérêt de reproduire, paraît, d'après sa date, coïncider avec l'époque de la mort de Dieudonné de Gozon, qui , ayant , depuis sa victoire sur le serpent ou crocodile, conservé une grande dévotion pour cette église, s'y est fait enterrer. La pierre sépulcrale doit avoir été posée en hauteur; il s'y trouve une inscription dont les caractères gothiques ont trois pouces de haut, et présentent le sens suivant : HIEROSOLOM. 1TANI. ORII . . T. DIE. l5. X1"". ANNO n,tMI.M l352. DOMINE. JESD. SUSCIPE. SPIRITUM. EJtJS. Les mots qui terminent l'inscription sont les dernières paroles de saint Etienne quand on le lapida : leur présence sur la pierre s'explique par le fait que l'église où elle se trouvait était sous l'invocation de ce martyr. On explique encore la non identité de l'inscription avec celle qui est rapportée au texte , par la circonstance que deux monumens ont été élevés à la mémoire de Gozon, l'un en 1366, l'autre dès 1352; mais, à cette dernière époque, le Grand-Maître vivait encore. Il y a donc erreur dans l'indication de la date, qui devrait être 1353 (voyez p. 146), à moins qu'on ne prétende qu'il s'écoula deux ans avant que Pierre de Cornillan fût élevé au magistère.












GRANDS-MAITRES DE I. ORDRE DE SAINT-JEAN DE JÉRUSALEM, ÉLEVÉS A JÉRUSALEM, A PTOLÉMAÏS, A RHODES, A MALTE, ETC., «rCOMPAOHïS DE NOTICES HISTORIQUES SUR CHACUN DES GRANDS - MAITRES , DES INSCRIPTIONS GRAVÉES SUR LEURS TOMBEAUX, DE LEURS ARMOIRIES, ETC., , Ce tHcomte f.-J. lie Ai TOME PREMIER. PARIS J.-J. BLAISE, LIBRAIRE, EDITEUR DU VOYAGE PITTORESQUE DE LA GRÈCE, RUE FËROU, N. î4- 1829

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